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REVUE
DES
DEUX MONDES
■MÊ»-
XXXIV ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QUARANTE-NEUVIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20 186A
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-j- LAURA
VOYAGE DANS LE CRISTAL
A M*« IfAURICB SAND.
Ma chère fille, je te dédie ce conte bleu, qui te rappellera les sermons
que nous fait ton mari quand nous nous laissons émerveiller par la beauté
des échantillons de minéralogie, au lieu de le suivre exclusivement dans
rétude des formations géologiques. Dans quelques années, ton fils, qui fait
aujourd'hui de plus beaux rêves dans son berceau que moi devant mon
encrier, lira ce conte, et il y prendra peut-être le goût des recherches ou
des hypothèses sérieuses. Il n'en faut pas davantage à ceux qui sont bien
disposés à connaître et à comprendre. C'est toute l'utilité que peut offrir
ce genre de fictions aux enfans et à beaucoup de grandes personnes.
Nohant, i<' décembre 1863.
Quand j'ai connu M. Hartz, il était marchand naturaliste et faisait tranquillement ses affaires en vendant aux amateurs de collections des minéraux, des insectes ou des plantes. Chargé d'une commis- sion pour lui, je m'intéressais médiocrement aux objets précieux qui encombraient sa boutique, lorsque, tout en causant avec lui de l'ami commun qui nous avait mis en rapport, et en touchant machi- nalement une pierre en forme d'œuf qui s'était trouvée sous ma main, je la laissai tomber. Elle se brisa en deux parties assez égales que je m'empressai de ramasser en demandant pardon au marchand de ma maladresse. — Ne vous en tourmentez pas, répondit-il avec
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obligeance; elle était destinée à être cassée d'un coup de marteau. C'est une géode sans grande valeur, et d'ailleurs qui est-ce qui n'est pas curieux de voir l'intérieur d'une géode?
— Je ne sais, lui dis-je, ce que c'est au juste qu'une géode, et n'ai nulle envie de le savoir.
— Pourquoi? reprit-il; vous êtes artiste pourtant?
— Oui, j'essaie de l'être; rtiais les critiques ne veulent pas que les artistes se donnent l'air de savoir quelque chose en dehors de leur art, et le public n'aime pas que l'artiste paraisse en savoir un peu plus long que lui sur n'importe quoi.
— Je crois que le public, la critique et vous, êtes dans Terreur. L'artiste est né voyageur, tout est voyage pour son esprit, et, sans quitter le coin de son feu ou les ombrages de son jardin, il est au- torisé à parcourir tous les chemins du monde. Donnez-lui n'importe quoi à lire ou à regarder, étude aride ou riante; il se passionnera pour tout ce qui lui sera nouveau. Il s'étonnera naïvement de n'a- voir pas encore vécu dans ce sens-là, et il traduira le plaisir de sa découverte sous n'importe quelle forme, sans avoir cessé d'être lui- même. Pas plus que les autres humains, l'artiste ne choisit son genre de vie et la nature de ses impressions. Il reçoit du dehors le soleil et la pluie, l'ombre et la lumière, comme tout le monde. Ne lui demandez pas de créer en dehors de ce qui le frappe. Il subit l'ac- tion du milieu qu'il traverse, et c'est fort bien fait, car il s'étein- drait et deviendrait stérile le jour où cette action viendrait à cesser. Donc, poursuivit M. Hartz, vous avez parfaitement le droit de vous instruire, si cela vous amuse et si l'occasion se rencontre. Il n'y a point de danger à cela pour qui est vraiment artiste.
— De môme qu'un vrai savant peut être artiste, si cette excur- sion dans le domaine de l'art ne nuit pas à ses graves études?
— Oui, reprit l'honnête marchand ; toute la question est d'être quelque chose de bien déterminé et d'un peu solide dans un sens ou dans l'autre. Cela, j'en conviens, n'est pas donné à tout le monde! Et, ajouta-t-il avec une espèce de soupir, si vous doutez de vous- même, ne regardez pas trop cette géode.
— Est-ce quelque pierre à influence magique?
— Toutes les pierres ont cette influence-là, mais surtout, selon moi, les géodes.
— Vous piquez ma curiosité... Voyons, qu'entendez -vous par géode?
— Nous entendons par géode en minéralogie toute pierre creuse dont l'intérieur est tapissé de cristaux ou d'incrustations, et nous appelons pierre géodique tout minéral qui présente à l'intérieur ces vides ou petites cavernes que vous pouvez remarquer dans celle-ci.
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11 me donna une loupe, et je reconnus que ces vides représen- t2Ûent en effet des grottes mystérieuses toutes revêtues de stalactites d*un éclat extraordinaire ; puis, considérant l'ensemble de la géode et plusieurs autres que me présenta le marchand, j'y vis des parti- cularités de forme et de couleur qui, agrandis par Timagination, composaient des sites alpestres, de profonds ravins, des montagnes grandioses, des glaciers, tout ce qui constitue un tableau imposant et sublime dans la nature.
— Tout le monde a remarqué cela, dis-je à M. Hartz; moi-même, cent fois j'ai comparé dans ma pensée le caillou que je ramassais sous mes pieds à la montagne qui se dressait au-dessus de ma tête, et j'ai trouvé que l'échantillon était une sorte de résumé de la masse; mais aujourd'hui j'en suis plus frappé que les autres fois, et ces cristaux choisis que vous me montrez me donnent l'idée d'un monde fantastique où tout serait transparence et cristallisation. Ce ne serait point une confusion et un éblouissement vague comme je me l'imaginais en lisant ces contes de fées où l'on parcourt des pa- lais de diamant. Je vois ici que la nature travaille mieux que les fées. Ces corps transpai^ens sont groupés de manière à produire des ombres fines, des reûets suaves, et la fusion des nuances n'empêche pas la logique et l'harmonie de la composition. Vraiment ceci me charme et me donne envie de regarder votre magasin.
— Non, dit M. Hartz en me retirant les échantillons des mains, il ne faut pas aller trop vite sur ce chemin-là : vous voyez un homme qui a failli être victime du cristal!
— \ictime du cristal? l'étrange rapprochement de mots!
— Cest parce que je n'étais encore ni savant ni artiste que j'ai couru le danger... Mais ce serait une trop longue histoire, et vous n'avez pas le temps de l'écouter.
— Si fait, m'écriai-je, j'adore les histoires dont je ne comprends pas le titre. J'ai tout le temps, contez !
— Je conterais fort mal, répondit le marchand, mais j'ai écrit cela dans ma jeunesse. — Et, cherchant au fond d'un tiroh- un ma- nuscrit jauni, il me lut ce qui suit :
J'avais dix-neuf ans quand j'entrai comme aide du sous-aide con- servateur du cabinet d'histoire naturelle , section de niinéralogie, dans la docte et célèbre ville de Fischausen, en Fischemberg. Ma fonction toute gratuite avait été créée pour moi par un de mes oncles, directeur de l'établissement, dans l'espoir judicieux que, n'ayant absolument rien à faire, je serais là dans mon élément, et pourrais développer à merveille les remarquables aptitudes que je manifestais pour l'oisiveté la plus complète.
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Ma première exploration de la longue galerie qui contenait la collection ne produisit en moi qu'un affreux serrement de cœur. Quoi! j'allais vivre là, au milieu de ces choses inertes, en compa- gnie de ces innombrables cailloux de toutes formes, de toutes di- mensions, de toutes couleurs, tous aussi muets les uns que les autres, et tous étiquetés de noms barbares dont je me promettais bien de ne jamais retenir un seul ! Ma riante existence n'avait été qu'une école buissonnière dans le sens le plus littéral du mot, et mon oncle, ayant remarqué avec quelle sagacité, dès mon enfance, je découvrais les mûres sauvages et les verts pommiers nains des clôtures, avec quelle patience je savais fureter la haie pour y sur- prendre les nids des grives et des linottes, s'était flatté de voir s'éveiller tôt ou tard en moi les instincts d'un sérieux amant de la nature; mais comme ensuite j'avais été au collège le plus habile en gymnastique quand il s'agissait d'escalader un mur et de prendre la clé des champs, mon oncle voulait me châtier un peu en me ren- fermant dans l'austère contemplation des ossemens du globe, me faisant du reste envisager comme dédommagement futur l'étude des plantes et des animaux. Qu'il y avait loin de ce monde mort oii j'étais relégué aux délices sans but et sans nom de mon vagabon- dage! Je passai plusieurs semaines assis dans un coin, morne comme les colonnes de basalte prismatique dont s'enorgueillissait le pé- ristyle du monument, triste comme le banc d'huîtres fossiles sur lequel je voyais mes patrons jeter des regards d'attendrissement •paternel.
Chaque jour j'entendais les leçons, c'est-à-dire une suite de pa- roles qui ne m'offraient aucun sens et qui me revenaient en rêve comme des formules cabalistiques, ou bien j'assistais au cours de géologie que faisait mon digne oncle. Le cher homme n'eût pas manqué d'éloquence, si l'ingrate nature n'eût affligé d'un bégaie- ment insurmontable le plus fervent de ses adorateurs. Ses bienveil- lans collègues assuraient que sa leçon n'en valait que mieux, et que son infirmité avait cela d'utile qu'elle exerçait une influence mné- motechnique sur l'auditoire , charmé d'entendre répéter plusieurs fois les principales syllabes des mots. Quant à moi, je me sous- trayais au bienfait de cette méthode en m'endormant régulièrement dès la première phrase de chaque séance. De temps en temps une explosion aiguë de la voix chevrotante du vieillard me faisait bondir sur mon banc; j'ouvrais les yeux à demi, et j'apercevais à travers les nuages de ma léthargie son crâne chauve où luisait un rayon égaré du soleil de mai, ou sa main crochue armée d'un fragment de ro- cher qu'il semblait vouloir me lancer à la tête. Je refermais bien vite les yeux et me rendormais sur ces consolantes paroles : ceci,
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messieurs, est un échantillon bien déterminé de la matière qui fait l'objet de cet enseignement. L'analyse chimique donne, etc.
Quelquefois un voisin enrhumé me surprenait encore en se mou- chant avec un bruit de trompette. Je voyais alors mon oncle dessi- ner avec de la craie des profils d'accidens géologiques sur l'énorme planche noire placée derrière lui. Il tournait le dos au public, et le collet démesuré de son habit, coupé à la mode du directoire, faisait remonter ses oreilles de la façon la plus étrange. Alors tout se con- fondait dans mon cerveau, les angles de son dessin avec ceux de sa personne, et j'arrivais à ne voir en lui que redressemens insensés et stratifications discordantes. J'avais d'étranges fantaisies qui tenaient de l'hallucination. Un jour qu'il nous faisait une leçon sur les vol- cans, je m'imaginai voir, dans la bouche béante de certains vieux adeptes rangés autour de lui, autant de petits cratères prêts à en- trer en éruption, et le bruit des applaudissemens me parut le signal de ces détonations souterraines qui lancent des pierres embrasées et vomissent des laves mcandescentes.
Mon oncle Tungsténius (c'est le nom de guerre qui avait rem- placé son nom de famille) était passablement malicieux sous son apparente bonhomie. Il avait juré de venir à bout de ma résistance, en ayant l'air de ne pas s'en apercevoir. Un jour il imagina de me faire subir une épreuve redoutable, qui fut de me remettre en pré- sence de ma cousine Laura.
Laura était la fille de ma tante Gertrude, sœur de feu mon père, dont mon oncle Tungsténius était le frère aîné. Laura était orphe- line, bien que son père à elle fût vivant. C'était un négociant actif qui, à la suite de médiocres affaires, était parti pour l'Italie, d'où il avait passé en Turquie. Là il avait trouvé, disait-on, moyen de s'enrichir; mais on n'était jamais sûr de rien avec lui. Il écrivait fort peu, et reparaissait à de si rares intervalles que nous le con- naissions à peine. En revanche nous nous étions beaucoup connus, sa fille et moi, car nous avions été élevés ensemble à la campagne; puis était venu l'âge de nous séparer pour nous mettre en pension, et nous nous étions oubliés, ou peu s'en faut.
J'avais laissé une enfant maigre et jaune; je retrouvais une fille de seize ans, mince, rosée, avec des cheveux magnifiques, des yeux d'azur, un sourire où l'enjouement et la bonté avaient des grâces in- comparables. Si elle était jolie, je n'en sais rien; elle était ravis- sante, et ma surprise fut un éblouissement qui me plongea dans le plus complet idiotisme.
— Or çà, cousin Alexis, me dit-elle, que fais-tu, et à quoi passes- tu ton temps ici?
J'aurais bien voulu trouver une autre réponse que celle que je lui
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fis; mais j'eus beau chercher et bégayer, il me fallut avouer que je passais mon temps à ne rien faire.
— Comment! reprit- elle avec un étonnement profond; rien? Est-il possible de vivre sans rien faire, à moins d'être malade? Es- tu donc malade, mon pauvre Alexis? Tu n'en as pourtant pas Tair.
11 fallut confesser encore que je me portais bien.
— Alors, dit-elle en portant à mon front le bout de son doigt mi- gnon, orné d'une jolie bague de cornaline blanche, ton mal est là: tu t'ennuies à la ville.
— C'est la vérité, Laura, m'écriai-je avec feu; je regrette la cam- pagne et le temps où nous étions si heureux ensemble.
J'étais fier d'avoir enfin trouvé une si belle réplique; mais l'éclat de rire dont elle fut accueillie fit retomber sur mon cœur une mon- tagne de confusion.
— Je crois que tu es fou, dit Laura. Tu peux regretter la cam- pagne, mais non pas le bonheur que nous goûtions ensemble, car nous allions toujours chacun de son côté, toi pillant, cueillant, gâ- tant toutes choses, moi faisant de petits jardins où j'aimais à voir germer, verdir et fleurir. La campagne était un paradis pour moi, parce que je l'aime tout de bon ; quant à toi, c'est ta liberté que tu pleures, et je te plains de ne pas savoir t' occuper pour te consoler. Cela prouve que tu ne comprends rien à la beauté de la nature , et que tu n'étais pas digne de la liberté.
Je ne sais si Laura répétait une phrase rédigée par notre oncle et apprise par cœur; mais elle la débita si bien que j'en fus écrasé. Je m'enfuis, je me cachai dans un coin, et je fondis en larmes.
Les jours suivans, Laura ne me parla plus que pour me dire bon- jour et bonsoir, et je l'entendis avec stupeur parler de moi en ita- lien avec sa gouvernante. Comme elles me regardaient à chaque in- stant, il s'agissait bien évidemment de ma pauvre personne; mais que disaient-elles? Tantôt il me semblait que l'une me traitait avec mépris, et que l'autre me défendait d'un air de compassion. Cepen- dant, comme elles changeaient souvent de rôle, il m'était impossible de savoir laquelle décidément me plaignait et cherchait à m'excuser.
Je demeurais chez mon oncle, c'est-à-dire dans une partie de l'établissement où il m'avait assigné pour gîte un petit pavillon sé- paré de (îelui qu'il habitait par le jardin botanique. Laura passait chez lui ses vacances, et je la voyais aux heures des repas. Je la trouvais toujours occupée, soit à lire, soit à broder, soit à peindre des fleurs ou à faire de la musique. Je voyais bien qu'elle ne s'en- nuyait pas, mais je n'osais plus lui adresser la parole et lui deman- der le secret de prendre plaisir à n'importe quelle occupation. Au bout d'une quinzaine, elle quitta Fischausen pour Fischerburg, où
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VOYAGE DANS LE CRISTAL. H
elle devait demeurer avec sa gouvernante et une vieille cousine qui remplaçait sa mère. Je n'avais pas osé rompre la glace, mais le coup avait porté, et je me mis à étudier avec ardeur, sans discuter, sans eianainer, sans choisir et sans raisonner, tout ce qui entrait dans le programme tracé par Toncle Tungsténius.
Étais-je amoureux? Je ne le savais pas, et encore aujourd'hui je n'en suis pas certain. Mon amour-propre avait été cruellement froissé pour la première fois. Insensible jusque-là au dédain muet de mon oncle et aux railleries de mes condisciples, j'avais rougi de la pitié de Laura. Tous les autres étaient pour moi des radoteurs, elle seule m'avait semblé user d'un droit en me blâmant.
Un an plus tard, j'étais complètement transformé. Était-ce à mon avantage? On le disait autour de moi, et, ma vanité aidant, j'avais très bonne opinion de moi-même. Il n'était pas une parole du cours de mon oncle que je n'eusse pu enchâsser à sa place dans la phrase où elle s'était trouvée, pas un échantillon de la collection litholo- gique que je n'eusse pu désigner par son nom, avec celui de son groupe, de sa variété, et toute l'analyse de sa composition, toute l'histoire de sa formation et de son gisement. Je savais jusqu'au nom du donateur de chaque objet précieux et la date de l'entrée de cet objet dans la galerie.
Parmi ces derniers noms, il en était un qui se trouvait à diverses reprises sur nos catalogues, et particulièrement à propos des plus belles gemmes. C'était celui de Nasias, nom inconnu dans la science, et qui m'intriguait passablement par son étrangeté mystérieuse. Mes camarades n'en savaient guère plus que mol. Selon les uns, ce Na- sias était un juif arménien qui avait fait jadis des échanges entre notre cabinet et d'autres collections du même genre. Selon d'autres, c'était le pseudonyme d'un donateur désintéressé. Mon oncle ne pa- raissait pas en savoir plus que nous sur son compte. La date de ses envois remontait à une centaine d'années.
Laura revint avec sa gouvernante passer les vacances. Je fus de nouveau présenté à elle avec force complimens sur mon compte de la part de mon oncle. Je me tenais droit comme une colonne, je re- gardais Laura d'un air confiant. Je m'attendais à la voir un peu confuse devant mon mérite. Hélas! il n'en fut rien. Li|spiègle se mit à rire, me prit la main, et, sans la quitter, me toisa du regard d'un air d'admiration railleuse, après quoi elle déclara à notre oncle qu'elle me trouvait fort enlaidi.
Je ne me déconcertai pourtant pas, et, pensant qu'elle doutait en- core de ma capacité, je me mis à interroger mon oncle sur un point qu'il me paraissait avoir négligé dans sa dernière leçon, ingénieux prétexte pour faire étalage devant les dames de mots techniques et
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de théories apprises par cœur. Mon oncle se prêta avec une complai- sante simplicité à ce manège, qui dura longtemps et mit toutes mes lumières en évidence. Laura ne parut pas y prendre garde, et en- tama à voix basse, au bout de la table, un dialogue en italien avec sa gouvernante. J'avais un peu étudié cette langue dans mes courts momens de loisir; je prêtai l'oreille à plusieurs reprises, et je re- connus qu'il s'agissait entre elles d'une discussion sur la manière de conserver les pois verts. Je pris alors le dessus à mes propres yeux. Bien que Laura fût encore embellie, je ime sentis indifférent à ses charmes, et je la quittai en lui disant intérieurement : Si j'a- vais su que tu n'étais qu'une sotte petite bourgeoise, je ne me serais pas donné tant de peine pour te montrer de quoi je suis capable.
Malgré cette réaction de mon orgueil, je me sentis fort triste au bout d'une heure, et comme accablé sous le poids d'une immense déception. Mon chef immédiat, le sous-aide conservateur, me vit assis dans un coin de la galerie, dans l'attitude brisée et avec la figure mornç qui m'était habituelle l'année précédente. — Qu'as-tu? me dit-il. On dirait que tu te souviens aujourd'hui d'avoir été le plus grand tardigrade de la création.
Walter était un excellent jeune homme : vingt-quatre ans, une figure aimable, un esprit sérieux et enjoué. Il avait dans le regard et dans la parole la sérénité d'une conscience pure. Il s'était tou- jours montré indulgent et affectueux pour moi. Je ne pouvais lui ouvrir mon cœur, où je ne voyais pas clair moi-même ; mais je lui laissai voir les préoccupations qui surgissaient vaguement en moi, et je finis en lui demandant ce qu'il pensait de nos arides études, qui n'avaient de prix qu'aux yeux de quelques adeptes de la science et demeuraient lettre close pour le conmaun des mortels.
— Mon cher enfant, répondit-il, il y a trois manières d'envisa- ger le but de nos études. Ton oncle, qui est un savant respectable, est à cheval sur une seule de ces manières, et le dada qu'il équité avec maestria^ qu'il éperonne avec fureur, qui l'emporte souvent au- delà de toute certitude, s'appelle hypothèse. Le rude et ardent ca- valier voudrait, comme Curtius, s'engouffrer dans les abîmes de la terre, mais pour y découvrir le commencement des choses et le dé- veloppemipt successif et régulier de ces choses premières. Je crois qu'il cherche l'impossible : le chaos ne lâchera pas sa proie, et le mot mystère est écrit sur le berceau de la vie terrestre. N'importe, les travaux de ton oncle ont une grande valeur, parce qu'au milieu de beaucoup d'erreurs il dégage beaucoup de vérités. Sans l'hypo- thèse qui le passionne et qui en a passionné tant d'autres, nous en serions encore ici à la lettre morte ou au symbolisme mexact de la Genèse.
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Mais, continua Walter, il y a une seconde manière d'envisager la science, et c'est celle qui m'a séduit. Il s'agit d'appliquer à l'in- dustrie les richesses qui dorment entre les feuillets de l'écorce ter- restre, et qui tous les jours, grâce aux progrès de la physique et de la chimie, nous révèlent des particularités nouvelles et des élémens de Lien-être, des sources de puissance infinie pour l'avenir des so- ciétés humaines.
Quant à la troisième manière, elle est intéressante, mais pué- rile. Elle consiste à connaître le détail des innombrables accidens et des minutieuses modifications que présentent les élémens minéra- logiques. C'est la science des détails qui possède les amateurs de collections et qui intéresse aussi les lapidaires, les bijoutiers.
— Et les femmes ! m'écriai-je avec un accent de pitié dédaigneuse en voyant ma cousine, qui venait d'entrer dans la galerie, se pro- mener lentement le long de la vitrine qui contenait les gemmes.
Elle entendit mon exclamation, se retourna, jeta sur moi un re- gard où se peignait l'indifférence la plus complète, et reprit tran- quillement son examen sans faire plus d'attention à moi.
J'allais continuer la conversation avec Walter, lorsque celui-ci me demanda si je n'offrirais pas mon bras à ma cousine pour lui donner les explications qu'elle pourrait désirer.
— Non, répondis-je assez haut pour être entendu. Ma cousine a vu bien d'autres fois la collection rangée par son oncle, et la seule chose qui puisse l'intéresser ici, c'est celle qui précisément nous intéresse fort peu.
— J'avoue, reprit Walter en baissant la voix et en me montrant le côté de la galerie que parcourait Laura, que je donnerais toutes les pierres précieuses entassées à prix d'or sous ces châssis pour les beaux échantillons de fer et de houille qui sont là près de nous. La pioche du mineur, voilà, mon ami, le symbole de l'avenir du monde, et quant à ces bagatelles brillantes qui ornent la tête des reines ou les bras des courtisanes, je m'en soucie comme d'un fétu. Le travail en grand, mon cher - lexis, le travail qui profite à tous et qui pro- jette au loin les rayonnemens de la civilisation, voilà ce qui domine ma pensée et dirige mes études. Quant à l'hypothèse...
— Que parlez-vous d'hypo... po... pothèse? bégaya derrière nous la voix courroucée de mon oncle Tungsténius. L'hypo... po... po- thèse est un terme de dérision à l'usage des pa... pa... resseux, qui reçoivent leurs opinions toutes faites et repoussent les investigations des grands esprits comme des chimères. — Puis, se calmant peu à peu devant les excuses et les dénégations de Walter, le bonhomme reprit sans trop bégayer : — Vous ferez bien, enfans, de ne jamais abandonner le fil conducteur de la logique. Il n'y a pas d'effets sans
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causes. La terre, le ciel, l'iinivers, et nous-mêmes, ne sommes que des effets, les résultats d'une cause sublime ou fatale. Étudiez les eflets, je le veux bien, mais non sans chercher la raison d'être de la nature elle-même. Tu as raison , Walter, de ne pas t'absorber dans les minuties des classemens et des dénominations purement miné- ralogiques; mais tu cherches Y utile avec autant d'étroitesse d'idées que les minéralogistes cherchent le rare. Je ne me soucie pas plus que toi des diamans et des émeraudes qui font l'orgueil et l'amuse- ment d'un petit nombre de privilégiés de la fortune; mais, quand tu enfermes ton âme tout entière dans les parois d'une mine plus ou moins riche, tu me fais l'effet de la taupe qui fuit les rayons du soleil. Le soleil de l'intelligence, mon enfant, c'est le raisonnement. Induction et déduction, il n'y a pas à sortir de là, et peu m'importe que tu me fasses faire en bateau à vapeur le tour du monde, si tu ne m'apprends jamais pourquoi la terre est un globe et pourquoi ce globe a des évolutions et des révolutions. Apprends à battre le fer, à le convertir en fonte ou en acier, j'y consens; mais, si toute ta vie est une application exclusive aux choses matérielles, autant vaudrait pour toi être fer toi-même, c'est-à-dire une substance inerte privée de raisonnement. L'homme ne vit pas seulement de pain, mon ami; il ne vit au complet que par le développement de ses facultés d'exa- men et de compréhension.
Mon oncle parla encore longtemps sur ce ton, et, sans se per- mettre de le contredire, Walter défendit de son mieux la théorie de l'utilité directe des trésors de la science. Selon lui, l'homme ne pouvait arriver aux lumières de l'esprit qu'après avoir conquis les jouissances de la vie positive.
J'écoutais cette discussion intéressante, dont la portée me frap- pait pour la première fois. Je m'étais levé, et, appuyé sur la barre de cuivre qui protège extérieurement les vitrines, je regardais ma- chinalement du côté de la collection minéralogique parcourue un instant auparavant par Laura, et dédaignée à l'unisson par mon oncle, par Walter et par moi. Je m'étais placé ainsi sans trop savoir pourquoi, car mon oncle et Walter étaient tournés du côté des roches y c'est-à-dire de la collection purement géologique. Peut- être à mon insu étais-je dominé par le vague plaisir de respirer une rose blanche posée et oubliée sur le bord de la vitrine par Laura.
Quoi qu'il en soit, j'avais les yeux fixés sur la série des quartz hyalins, autrement dits cristaux de roche, où Laura avait paru s'ar- rêter un instant avec un certain plaisir, et, tout en écoutant les rai- sonnemens de mon oncle, tout en voulant oublier Laura, qui avait disparu, je contemplais une magnifique géode ,de quartz améthyste
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TOYAGE DANS LE CRISTAL. 15
toute remplie de cristaux d'une transparence et d'une fraîcheur de prismes véritablement remarquables.
Ma pensée ne partageait cependant pas la fixité de mon regard; elle flottait au hasard, et le parfum de la petite rose musquée rame- nait mon être sous la dépendance de l'instinct. J'aimais cette rose, et je croyais pourtant haïr celle qui l'avait cueillie. Je la respirais avec des aspirations qui se traduisaient en baisers, je la pressais contre mes lèvres avec un dépit qui se traduisait en morsures. Tout à coup je sentis une main légère se poser sur mon épaule, et une voix déUtteuse, la voix de Laura, me parla dans l'oreille. — Ne te retourne pas, ne me regarde pas, disait-elle; laisse cette pauvre rose tranquille, et viens cueillir avec moi les fleurs de pierreries qui ne se flétrissent pas. Viens, suis-moi. N'écoute pas les raisonne- mens froids de mon oncle et les blasphèmes de Walter. Vite, vite, ami, partons pour les féeriques régions du cristal. J'y cours, suis- moi, si tu m'aimes!
Je me sentis tellement surpris et troublé que je n'eus ni la force de regarder Laura, ni celle de lui répondre. D'ailleurs elle n'était déjà plus à mon côté, elle était devant moi, comme si elle eût tra- versé la vitrine, ou que la vitrine fût devenue une porte ouverte. Elle fuyait ou plutôt elle volait dans un espace lumineux où je la suivais sans savoir où j'étais, ni de quelle clarté fantastique j'étais ébloui.
La fatigue m'arrêta et me vainquit au bout d'un temps dont la du- rée me fut complètement inappréciable. Je me laissai tomber avec découragement. Ma cousine avait disparu. — Laura, chère Laura! m'écriai-je avec désespoir, où m'as-tu conduit, et pourquoi m'aban- donnes-tu ?
Je sentb alors la main de Laura se poser de nouveau sur mon épaule, et sa voix me parla encore à l'oreille. En même temps la voix perçante de l'oncle Tungsténius disait dans le lointain : Non, il n'y a pas d'hypo-po-pothèse en tout ceci !
Cependant Laura me parlait aussi, et je ne la comprenais pas. Je crus d'abord que c'était en italien, puis en grec, et enfin je reconnus que c'était dans une langue tout à fait nouvelle, qui peu à peu se révélait à moi comme le souvenir d'une autre vie. Je saisis très net- tement le sens de la dernière phrase : — Regarde donc où je t'ai conduit, disait-elle, et reconnais que j'ai ouvert tes yeux à la lumière du ciel.
Je commençai alors à voir et à comprendre en quel lieu surpre- nant je me trouvais. J'étais avec Laura au centre de la géode d'a- méthyste qui ornait la vitrine de la galerie minéralogique; mais ce que jusqu'alors j'avais pris aveuglément et sur la foi d* autrui pour un bloc de silex creux de la grosseur d'un melon coupé par la moi-
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16 REVUE DES DEUX MONDES.
tié et tapissé à rintérieur de cristaux prismatiques de taille et de groupemens irréguliers était en réalité un cirque de hautes mon- tagnes renfermant un immense bassin rempli de collines abruptes hérissées d'aiguilles de quartz violet, dont la plus petite eût pu dé- passer encore en volume et en élévation le dôme de Saint-Pierre de Rome.
Je ne m'étonnai plus dès lors de la fatigue que j'avais éprouvée en gravissant une de ces aiguilles rocheuses au pas de course, et j'eus une grande peur en me voyant sur la pente d'un précipice étincelant au fond duquel des chatoiemens mystérieux m'appelaient par la fascination du vertige.
— Lève-toi et ne crains rien, me dit Laura; dans le pays où nous sommes, la pensée marche et les pieds suivent. Celui qui comprend ne saurait tomber.
Elle marchait en effet, la tranquille Laura, sur ces talus rapides qui plongeaient de toutes parts vers l'abîme, et dont la surface polie recevait l'éclat du soleil et le renvoyait en gerbes irisées. Le lieu était admirable, et je reconnus bientôt que j'y marchais avec autant de sécurité que Laura. Enfin elle s'assit sur le bord d'une petite brisure en me demandant avec un cire enfantin si je recon- naissais la place.
— Comment la reconnaîtrais-je? lui dis;-je. N'est-ce pas la pre- mière fois que je viens ici?
— Tête légère! reprit-elle, ne te souvient-il déjà plus d'avoir. Tannée dernière, touché maladroitement la géode et de l'avoir lais- sée tomber sur le pavé de la galerie? Un des cristaux a été ébréché, tu ne t'en es pas vanté; mais la trace de l'accident est restée, et la voici. Tu l'as assez regardée pour la. reconnaître. Aujourd'hui elle te sert de grotte pour abriter ta pauvre tête fatiguée de l'éclat du soleil sur la gemme.
— En effet, Laura, répondis-je, je la reconnais fort bien à pré- sent; mais je ne saurais comprendre comment une cassure à peine saisissable à l'œil nu, dans un échantillon que mes deux mains pou- vaient contenir, est devenue une caverne où nous pouvons tous deux nous asseoir au Qanc d'une montagne qui couvrirait tout l'empla- cement de notre ville...
— Et au centre d'une contrée qui embrasse, reprit Laura, un ho- rizon dont ta vue peut à peine saisir les profondeurs? Tout cela t'é- tonne, ïnon pauvre Alexis, parce que tu es un enfant sans expérience et sans réflexion. Regarde bien cette contrée charmante, et tu com- prendras sans peine la transformation*<ïue la géode te semble avoir subie.
Je contemplai longtemps et sans m'en lasser le site éblouissant
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VOVAGE DANS LE CRISTAL. 17
que nous dominions. Plus je le regardais, mieux je m'habituais à en supporter l'éclat, et peu à peu il devint aussi doux pour mes yeux que la verdure des bois et des prairies de nos régions terres- tres. J'y remarquais avec surprise des formes générales qui me rap- pelaient celles de nos glaciers, et bientôt même les moindres dé- tails de cette cristallisation gigantesque me devinrent aussi familiers que si je les avais cent fois explorés dans tous les sens.
— Tu vois bien , me dit alors ma compagne en ramassant une des pierres brillantes qui gisaient sous nos pieds, tu vois bien que ce massif de montagnes creusé en cirque est tout pareil à ce caillou évidé par le milieu. Que l'un soit petit et l'autre immense, la diffé- rence n'est guère appréciable dans l'étendue sans bornes de la créa- tion. Chaque joyau de ce vaste écrin a sa valeur sans rivale, et l'es- prit qui ne peut associer dans son amour le grain de sable à l'étoile est un esprit infirme, ou faussé par la trompeuse notion du réel.
Était-ce Laura qui me parlait ainsi? Je cherchai à m'en rendre compte; mais elle brillait elle-même comme la plus claire des gemmes, et mes regards, habitués déjà aux splendeurs du monde nouveau qu'elle m'avait révélé, ne pouvaient encore supporter le rayonnement qui semblait émaner d'elle.
— Ma chère Laura, lui dis-je, je commence à comprendre. Pour- tant voici là-haut, bien loin d'ici, et tout autour de l'horizon qui nous enferme, des pics de glace et des plaines de neige...
— Regarde la petite géode, dit Laura en me la mettant dans la main; tu vois bien que les cristaux du pourtour sont limpides comme la glace et veinés de nuances opaques blanches comme la neige. Viens avec moi, et tu verras de près ces glaciers étemels où le froid est inconnu et où la mort ne peut nous surprendre.
Je la suivis, et ce trajet que j'estimais devoir être de plusieurs lieues fut parcouru en si peu d'instans que je n'en eus pas con- science. Nous fûmes bientôt sur la cime la plus élevée du grand pic de glace, qui n'était en réalité qu'un colossal prisme de quaftz hya- lin laiteux, ainsi que le témoignait, en une maniable réduction, la géode que je tenais pour point de coniparaison, et ainsi que Laura me l'avait annoncé; mais quel spectacle grandiose se présenta de nouveau du haut de la cime du grand cristal blanc! A nos pieds, le cirque de l'améthyste, noyé dans se» propres reflets, n'était plus qu'un petit accident du tableau, agréable par la douceur mélanco- lique de ses teintes lilas, et concourant par l'élégance de ses formes à l'harmonie de l'ensemble. Combien d'autres splendeurs se dérou- laient dans l'espace! 0 Laura, ma chère Laura! m'écriai-je, bénie sois-tu pour m'avoir amené ici! Où as-tu appris l'existence et le chemin de ces merveilles ?
lOMB mx. — 1864. 2
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18 REVUE D^ DEUX MONDES.
— Que t'importe? répondit -elle; contemple et savoure la beauté du monde cristallin. Le vallon de Taméthyste n'est, comme tu le vois, qu'un des mille aspects de cette nature inépuisable en ri- chesses. Tu vois ici, sur l'autre versant du gro3 cristal, le monde charmant des jaspes aux veines changeantes. Aucun cataclysme n'a souillé et enfoui dans des mélanges barbares et dans des confusions brutales ces magnifiques et patiens travaux de la nature. Tandis que, dans notre petit monde troublé et cent fois remanié, la gemme est brisée, dispersée, ensevelie en mille endroits inconnus et som- bres, ici elle s'étale, elle étincelle, elle règne de toutes parts, fraîche et pure, et vraiment royale comme aux premiers jours de sa riante formation. Voici plus loin les vallées où la sardoine couleur d'ambre s'arrondit en collines puissantes, tandis qu'une chaîne d'hyacinthes d'un rouge sombre et luisant complète l'illusion d'un incommensu- rable embrasement. Le lac qui les reflète à demi sur ses bords, mais dont le centre oflre une surface de vagues mollement soulevées, c'est jine région de calcédoines aux tons indécis dont le moutonne- ment nébuleux te rappelle celui des mers sous l'action d'une brise régulière. Quant à ces masses de béryls et de saphirs, matières dont la rareté est si privée chez nous, elles n'ont pas plus d'impor- tance ici que les autres ouvrages de Dieu. Elles s'étalent à l'infini en colonnades élancées que tu prends peut-être pour de lointaines forêts, comme tu prends, je le parie, ces fines et tendres verdures de chrysoprase pour des bosquets, et ces efllorescences cristallines de pyromorphite pour des tapis de mousses veloutées caressant les bords du ravin de l'agate aux mille couleurs; mais ceci n'est rien. Avançons un peu, tu découvriras les océans de l'opale où le soleil, ce diamant embrasé dont tu ne sais pas la puissance créatrice, se joue dans tous les reflets de l'arc-en-ciel. Ne t'arrête pas dans ces îles de turquoise, plus loin sont celles de la tendre lazulite et du lapis tout veiné d'or. Voici la folle labradorite qui fait miroiter ses facettes tour à tour incolores et nacrées, et Taventurine à pluie d'ar- gent qui montre ses flancs polis, tandis que la rouge et chaude al- mandie, chantée par un voyant qui s'appelait Hoffmann, concentre ses feux vers le centre de sa montagne austère. Quant à moi, j'aime ces humbles gypses roses qui se dessinent en longues murailles su- perposées jusqu'aux nues, et ces fluorites légèrement teintées des plus fraîches couleurs, ou encore les blocs de l'orthoclase, qu'on ap- pelle chez nous pierre de lune, parce qu'elle a le suave reflet des rayons de cet astre. Si tu veux monter jusqu'aux pôles de ce monde enchanté, à travers les banquises de la séricolite satinée et de la limpide aigue-marine, nous allons voir les aurores boréales per- manentes que l'homme n'a jamais contemplées, et tu comprendras
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VOYAGE DAXS LE^CRISTAL. 19
que, dans cet univers immobile selon toi, la vie la plus intense pal- pite en aspirations d'une si formidable énergie que...
Ici la voix enivrante de ma cousine Laura fut couverte par un fracas semblable à celui de cent millions de tonnerres. Cent milliards de fusées resplendissantes s'élevèrent dans un ciel noir que j'avais pris d'abord pour une incommensurable voûte de tourmaline, mais qui se déchira en cent milliards de lambeaux ardens. Tous les re- flets s'éteignirent, et je vis \ nu les abîmes de l'empyrée semés d'é- toiles de couleurs si intenses et d'un volume si terrifiant que je tombai à la renverse et perdis connaissance...
— Ce n'est rien, mon cher Alexis, me dit Laura en plaçant sur mon liront quelque chose de froid qui me fit l'effet d'un glaçon. Reviens à toi et reconnais ta cousine, ton oncle Tungsténius et ton ami Walter, qui te conjurent de secouer cette léthargie.
— Non, non, ce ne sera rien, dit mon oncle, qui me tenait le poi- gnet pour interroger les battemens du pouls; mais une autre fois, quand tu auras un peu trop bavardé à déjeuner en avalant coup sur coup avec distraction des lampées de mon petit vin blanc du Neckar, ne t'amuse pas à casser avec ta tête les vitrines du cabinet et à dis- perser comme un fou les cristaux et les gemmes de la collection. Dieu sait quel dégât tu aurais pu faire, si nous ne nous étions trou- vés là, sans compter que ta blessure eût pu être grave et te coûter un œU ou une partie